Annexe : Hommage à Georges Bernanos

Sur la fin de Georges Bernanos

par Pierre Bourdan

Il y a bien des formes de solitude. Il y a celle de l’égoïsme qui se croit sérénité, celle du mépris des hommes qui s’intitule grandeur, celle de l’aigreur qui se juge incomprise. Elles ne valent que l’indifférence, l’horreur ou la pitié. Mais il est une solitude rare, exceptionnelle, et noble. C’est celle d’un homme qui souffre avec tous les autres, par tous les autres, pour tous les autres, et que cette participation d’amour, de volonté ou de colère, à la misère humaine, isole plus irrévocablement que la haine ou l’envie. Georges Bernanos a vécu dans cette solitude-là. Autant que de ses épreuves physiques, c’est de celle-là qu’il est mort.

Ceux qui l’ont assisté dans une atroce agonie qu’aggravaient encore des sursauts de vitalité tenace, témoigneront que, pendant ce lent corps à corps de plusieurs semaines, il n’a parlé que des autres, de son pays, de sa foi, du drame universel que l’immobilité faisait vision, et l’angoisse, calvaire. Tout cela ne faisait qu’un. Car, pour Bernanos, le Gesta Dei per Francos restait une vérité brûlante et tout à fait intacte. Craindre, aimer, espérer, gronder pour la France, c’était craindre, aimer, espérer, gronder pour tous les hommes. Il ne rapetissait pas le monde en l’identifiant à la passion de son pays, il voulait que son pays, par sa qualité d’âme retrouvée, s’identifiât à l’humanité. Son universalisme de chrétien se reflétait ainsi dans son amour de la France. Ses derniers jours furent peuplés de ces images inspirées, de terreur et d’espérance. Que ceux qui ressentirent ou redoutèrent son verbe, parfois injustement cruel, et ses véhémences mesurent à cette immense ferveur d’agonisant combien cet homme était vrai, et que si la conscience ne frappait pas invariablement avec justice, elle frappait toujours pour le seul compte de la justice.

Hier encore, nous pouvions nous demander la part que l’humeur prenait à certaines outrances d’un merveilleux écrivain. Il faut aujourd’hui entendre le mot outrance au sens littéral. Il cherchait et passait outre au présent et aux contingences, mais, au rang des contingences, il mettait son confort, son bonheur, son repos et sa vie. Par delà les hommes il voyait l’homme, s’indignant que la forêt pût cacher ou étouffer ses plus beaux arbres. S’il fut parfois intolérant jusqu’à la violence, c’est qu’il refusait justement cette tolérance aux êtres qu’il admirait. L’odeur qu’on respire dans le Journal d’un Curé de campagne était bien la sienne. II attaquait rudement. « Il va trop loin », murmuraient ceux qu’il avait blessés quand eux pouvaient l’aimer. Sans doute. Mais il est allé bien loin aussi dans cette déchirante aventure de l’âme que fut pour lui la vie. Il en épuisa toutes les affres. Il en accepta tous les périls. I1 éprouva l’extrême souffrance comme une vérité nécessaire.

Saisi par la mort, son visage montrait une sérénité inouïe et un sourire qu’on n’a jamais vu sur les traits d’un vivant. Cette transfiguration qui parut miraculeuse, c’était sa libération. C’était Georges Bernanos qui se révélait, l’homme, « tel qu’en lui-même enfin » l’éternité l’avait changé. Elle consacrait l’immortelle parole qu’il avait tant aimée et dont il craignait tant l’ordre solennel : « Si vous n’êtes pas simples comme de petits enfants ! » Ce visage que la mort lui a fait prouvait à tous ce qu’il avait été, et que Georges Bernanos avait atteint son but. Il témoignait que ses colères de lutteur étaient le signe de cette ingénuité profonde, essentielle, sans laquelle il ne peut y avoir de croisade parce qu’il n’y a pas de véritable foi. Ainsi fut-il à la fois rassuré, justifié, et résumé dans sa mort. Car son visage était celui d’un vainqueur heureux.

Je ne doute pas qu’avec le temps, il ne grandisse. Dans les livres des hommes, tout peut dater ou se perdre un jour, sauf l’âme. Cela survivra, même si, quelque jour, le superbe talent du polémiste est moins perceptible à un temps dont les cibles et les règles auront changé. Peut-être notre époque, au contraire, préféra-t-elle s’incliner surtout devant le polémiste. Les vivacités mêmes du fustigateur nous donnent un prétexte commode à rabattre, pour nous rassurer, de la sévérité de ses jugements. Le Grand Mystique, lui, nous atteint par sa souveraine nudité. Le polémiste nous laissait de quoi riposter. Nous sommes désarmés devant la conscience du nous donnent un prétexte commode à rabattre, pour nous rassurer, de la sévérité de ses jugements. Le Grand Mystique, lui, nous atteint par sa souveraine nudité. Le polémiste nous laissait de quoi riposter. Nous sommes désarmés devant la conscience du grand écrivain croyant. La peur nous en détourne…

Jesonge à deux autres chers disparus qui, comme lui, étaient de grandes consciences, et, si je peux l’écrire, de grandes « exigences » morales pour leurs contemporains : Saint-Exupéry, Leclerc. Deux solitaires, aussi, parce qu’ils plaçaient leur but au-delà de leur vie et de leur temps, parce qu’ils ne concevaient et n’agissaient que pour Servir. C’est bien la même lignée des Rompeurs de lances pour un noble cause. La cause de Bernanos était aussi vaste que l’avenir. De tels hommes n’auront pas vécu en vain puisque nous retrouvons leur image devant nos yeux pour reprendre confiance, lorsque nous craignons de voir l’humanité réduite à la loi du nombre, du rendement et de la statistique.

S’il me faut jamais une nouvelle assurance que le destin et la gloire de l’homme ne se résument pas à cette triste mesure, il me suffira d’évoquer la vision lumineuse d’un visage où le dernier acte d’une foi sereine ne put effacer soixante années de souffrance et léguer aux hommes, en échange de cette longue épreuve, un sourire de victoire et d’ineffable promesse.

Dernier article de Pierre Bourdan – Le Figaro, 11-12 Juillet 1948

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