Annexe : André Gillois

Témoignage d’André Gillois – 1998:

C’est le 22 février 1946 que je partis pour Guéret avec Pierre BOURDAN et Jean OBERLE. Nous y fûmes reçus par le Maire de la ville, le docteur LAGRANGE. Le soir même commencèrent les réunions au cours desquelles Jean OBERLE et moi soutenions la candidature de Pierre BOURDAN aux élections législatives. Cela dura trois jours, trois jours d’amitié mais aussi trois jours de discours et de banquets à Guéret, à la Souterraine, à Aubusson, à Bourgueneuf. L’éloquence coulait partout à pleins bords, mais aussi le vin rouge. La Creuse est, paraît-il, le département français où l’on boit le plus de vin rouge. Nous avions, tous les trois, l’impression de vérifier l’exactitude de ce record, et Pierre, qui conduisait la voiture dans laquelle nous revenions tous les trois après tant de libations, évita de justesse un accident qui faillit mettre fin à la campagne et à notre aventure terrestre.

Nous rentrâmes à Paris pour y reprendre la publication du journal ou plutôt du périodique que nous avions fondé ensemble pour tenter de faire survivre l’équipe française de la B.B.C. A cet hebdomadaire, nous avions tout naturellement donné le titre de l’« Equipe » et ce titre avait même été déposé par nos soins, mais par un de ces tours de passe-passe si fréquents dans certains milieux, une autre équipe s’en était emparé et nous avions dû nous contenter de nous appeler « Bref », titre prémonitoire du reste puisque son existence ne dura qu’une année.

Le 23 février 1946, jour de notre retour de Guéret, paraissait le numéro 15 qui contenait une interview du Père Riquet, « Adjudant chef, déporté, prédicateur à Notre-Dame ». Il m’y parlait entre autres « de tous ces Français hier encore unis dans une commune résistance ! » Dans son article, OBERLE parlait, lui, « des faux résistants, ceux qui furent légion à la libération ». Je parlais, moi, dans le même numéro, du gouvernement mondial, l’idée d’Einstein que venait de reprendre un millier de savants et d’intellectuels américains. L’article de Pierre, notre Directeur politique, s’intitulait « L’Economie d’Ubu-Roi » et sa critique du gouvernement serait encore valable aujourd’hui.

Là-dessus, il devint ministre, chargé de l’Information, et, le jour de son installation, avenue de Friedland, nous allâmes, Jean OBERLE et moi, lui rendre visite dans un grand bureau. Il bondit immédiatement de son fauteuil pour nous accueillir avec un enthousiasme puéril, en nous disant à peu près : « Enfin des gens qui n’ont rien à me demander ! Depuis deux jours que je suis ici, je n’arrête pas de répondre que je ne peux rien pour tous ceux qui me sollicitent pour quelque chose. »

Et puis nous allâmes nous installer dans je ne sais quel bistrot pour y retrouver le beaujolais et la nostalgie des souvenirs.

Ilest inutile d’invoquer après tant d’autres la période héroïque des « Français parlent aux Français ». Pierre BOURDAN en était la vedette incontestée et c’est OBERLE qui l’a décrit le mieux : « Petit de taille mais musclé, le teint mat, les cheveux châtains, l’œil rêveur, un peu vague avec quelque chose de mélancolique dans le regard. Fort intelligent, plus fin que spirituel, a de la culture littéraire, un amour profond de la poésie. Un cœur d’or, de la timidité, de la modestie, de la délicatesse et le culte de l’amitié. » Bref, toutes les qualités permettant à ses amis de lui prédire une carrière éblouissante.

Tout cela pour mourir sottement, par amour du sport et du risque. Ma dernière visite fut celle que je lui fis au temple de l’Oratoire où ma tristesse fut presque effacée par la fureur de constater que le Général DE GAULLE ne s’était pas fait représenter à son enterrement. Dînant le soir même avec Rémy, ce fut sur lui, qui n’y pouvait rien, que je passais ma colère.

Je sais bien qu’il y a quelque indélicatesse à invoquer ici ce qui, de leur vivant, opposait ces deux êtres exceptionnels, mais ils étaient l’un et l’autre entiers avec passion et leur premier contact avait été mauvais.

Il y avait certes, autour du Général, une atmosphère créée non par lui, mais par cette espèce de passion malsaine qui flotte toujours autour du pouvoir, même quand celui-ci est encore plus virtuel que réel. Une grande aventure commençait et le mot « aventurier » a quelque chose de péjoratif, ce à quoi peuvent être sensibles justement ceux qui ne veulent y voir que la grandeur.

Pierre BOURDAN vit DE GAULLE pour la première fois le 19 juin. Il a raconté lui-même cette entrevue dont on sait bien qu’il sortit déçu. Il ne le dit pas mais il ne ressentit pas l’exaltation qu’il avait éprouvée la veille en écoutant non pas l’appel du Général mais le discours de CHURCHILL aux Communes. Il semble que l’admiration, si justifiée du reste, que lui avait inspirée le chef du peuple britannique ait occulté ce qu’il y avait de grandiose dans le personnage, dans l’attitude du Général français.

Rien ne transpira jamais de cette antipathie dans les si nombreux discours que prononça Pierre BOURDAN à la B.B.C, et l’on peut dire même que paradoxalement la parole de BOURDAN contribua à fortifier le gaullisme des Français.

Y a-t-il eu de ce fait chez Pierre BOURDAN une espèce de rancœur qui le rangea dans l’opposition ? C’est là un problème psychologique que l’on est en droit de se poser. Pour le résoudre et même pour l’exposer, il faudrait un Shakespeare !

Hélas ! les Shakespeare se font rares et nous devons pourtant poser le problème ans que cela nous empêche d’admirer à la fois DE GAULLE et Pierre BOURDAN.

Andre GILLOIS

 

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